Cet article, “compte rendu” de l’étude originale de Bentollia et Gani (1981), explore la situation linguistique d’Haïti à travers le prisme de l’éducation et des inégalités sociales. Entre diglossie, réformes éducatives et résistances culturelles, il met en lumière les défis et les enjeux liés à l’intégration du créole comme langue d’enseignement. À l’occasion de la Journée internationale de la langue maternelle, il est essentiel de s’interroger sur le rôle du créole et du français dans la construction d’un système éducatif plus inclusif et équitable.

La situation linguistique en Haïti se caractérise par une coexistence complexe entre le créole, parlé par l’ensemble de la population, et le français, langue officielle historiquement associée à l’élite et aux institutions. Cette dualité, héritée de l’histoire coloniale et des rapports de classe, façonne les dynamiques éducatives et sociales du pays. Bien que le créole soit la langue maternelle de 100% des Haïtiens, son exclusion prolongée des sphères formelles, notamment de l’éducation, a engendré un analphabétisme structurel et une fracture sociale profonde. Les réformes pédagogiques initiées à partir de 1975, visant à intégrer le créole comme langue d’enseignement, représentent une tentative de répondre à ces défis tout en réévaluant le rôle du français dans un contexte postcolonial (Bentollia et Gani, 1981).
Le système éducatif haïtien, jusqu’à la fin des années 1970, reposait exclusivement sur le français, une langue maîtrisée par moins de 3 % de la population. Cette approche excluait de facto la majorité monolingue créole, contribuant à des taux d’échec scolaire élevés et à un analphabétisme atteignant 75 % chez les adultes. Les premières expériences d’alphabétisation en créole, menées dans les zones rurales comme les Côtes-de-Fer, ont démontré que l’utilisation de la langue maternelle facilitait l’acquisition de compétences de base en lecture, écriture et calcul. Ces initiatives, soutenues par l’Office National d’Alphabétisation et d’Action Communautaire (ONAAC), ont ouvert la voie à une réforme plus ambitieuse. En 1979, une loi institutionnalisa le créole comme langue d’enseignement durant les premières années du primaire, tout en réaffirmant le français comme outil complémentaire à partir de la quatrième année (Bentollia et Gani, 1981). Cette transition progressive visait à concilier l’accès démocratique à l’éducation et la préservation d’une ouverture linguistique vers le français, perçu comme vecteur de mobilité sociale et de connexion internationale.
L’introduction du créole dans les salles de classe s’accompagne de défis méthodologiques et culturels. L’élaboration d’une graphie standardisée, fondée sur une correspondance phonétique rigoureuse, a suscité des débats entre partisans d’une orthographe étymologique inspirée du français et défenseurs d’un système autonome. Le choix final, privilégiant la simplicité et l’accessibilité, reflète une volonté de rompre avec les hiérarchies linguistiques tout en évitant une rupture brutale avec le français. Par ailleurs, la création de contenus pédagogiques adaptés aux réalités locales s’avère essentielle. Les manuels traduits du français, inadaptés aux schémas cognitifs et culturels des élèves, ont cédé la place à des matériels didactiques conçus spécifiquement pour valoriser l’identité haïtienne. Cette démarche, portée par l’Institut Pédagogique National, souligne l’importance d’ancrer l’éducation dans le vécu des apprenants pour favoriser l’appropriation des savoirs (Bentollia et Gani, 1981).
La diglossie haïtienne, marquée par une répartition fonctionnelle des langues, influence également les stratégies éducatives. Si le créole domine les interactions quotidiennes, le français conserve un rôle symbolique dans les contextes formels et hiérarchiques. Les réformes cherchent à transformer cette relation en promouvant un bilinguisme complémentaire plutôt que concurrentiel. Le français, libéré de sa fonction de marqueur social, pourrait ainsi évoluer vers un outil technique et professionnel, notamment dans l’enseignement supérieur et les filières spécialisées. Cette perspective suppose toutefois une refonte des programmes pour aligner l’apprentissage du français sur des besoins concrets, tels que la maîtrise de l’écrit technique ou l’accès à des ressources scientifiques. Dans ce cadre, la radio éducative est envisagée comme un moyen de renforcer la compréhension orale sans reproduire les travers d’un enseignement déconnecté des réalités locales (Bentollia et Gani, 1981).

Les résistances à la réforme, bien que minoritaires, illustrent les tensions entre tradition et modernité. Certaines franges de la bourgeoisie perçoivent l’introduction du créole comme une menace pour leur statut, tandis que d’autres craignent un isolement linguistique. Ces appréhensions, souvent nourries par des intérêts politiques ou économiques externes, négligent le potentiel du créole à renforcer l’unité nationale et à servir de levier pour un développement endogène. L’enjeu dépasse la simple question linguistique : il s’agit de repenser l’éducation comme un instrument d’émancipation collective, capable de concilier héritage culturel et aspirations contemporaines. Les recherches menées en Haïti soulignent ainsi la nécessité d’une approche holistique, intégrant formation des enseignants, adaptation des curricula et collaboration avec les communautés locales (Bentollia et Gani, 1981).
En définitive, l’expérience haïtienne offre un cadre de réflexion précieux pour les pays confrontés à des défis linguistiques similaires. Elle met en lumière l’importance de valoriser les langues maternelles sans renoncer aux avantages d’une langue internationale comme le français. Cette complémentarité, loin d’être contradictoire, pourrait servir de modèle pour des systèmes éducatifs inclusifs, où la diversité linguistique devient un atout plutôt qu’un obstacle. Comme le soulignent Bentollia et Gani (1981), l’avenir du français en Haïti dépend de sa capacité à se réinventer comme outil de développement, tandis que le créole, en accédant au statut de langue d’enseignement, affirme sa légitimité dans la construction d’une société plus équitable.
Jocelyn Godson HÉRARD, Copywriter H-Translation