Cet article est une adaptation d’un texte original de Salikoko S. Mufwene, qui explore la nature linguistique des créoles et leur place dans la famille des langues indo-européennes. En déconstruisant l’idée de l’« exceptionnalisme » des créoles, Mufwene démontre que leur genèse est fondée sur des processus évolutifs similaires à ceux des autres langues. Cette réflexion revisite des concepts hérités du XIXe siècle, où les classifications raciales et linguistiques s’entremêlaient, et propose une approche scientifique contemporaine ancrée dans l’écologie linguistique.

Contrairement aux conceptions du XIXe siècle qui considéraient les créoles comme des anomalies linguistiques, les recherches contemporaines adoptent une approche plus nuancée fondée sur des données historiques et socio-linguistiques. Le débat sur la nature des créoles s’articule autour de questions liées à leur genèse, leur relation génétique avec les langues européennes de base et les implications théoriques pour la linguistique générale. Ce texte vise à examiner ces aspects en s’appuyant sur des travaux récents tout en clarifiant les idées reçues qui continuent de teinter les discussions scientifiques.
Dès l’origine de la discipline linguistique, la classification des langues a été influencée par des considérations idéologiques. Les créoles ont souvent été classés comme des langues distinctes, non apparentées génétiquement à leurs langues sources, une position ancrée dans une tradition philologique qui valorisait une conception « pure » des langues. Cette perspective s’appuie sur la méthode comparative, largement utilisée pour établir les relations génétiques des langues indo-européennes. Or, comme l’ont souligné Mufwene (2001, 2005) et DeGraff (2003, 2005), cette méthode repose sur une vision tronquée de l’évolution linguistique, ignorant l’impact fondamental du contact des langues sur la diversification. L’hypothèse selon laquelle le contact linguistique produirait des « langues mixtes » anormales a été révoquée par des études démontrant que toutes les langues, créoles comprises, évoluent sous des conditions écologiques similaires.
L’une des erreurs critiques de la linguistique traditionnelle est de présumer que les structures des créoles sont le fruit d’une genèse exceptionnelle, distincte de celle des autres langues. Cependant, la diversité linguistique observée dans les colonies européennes, où les créoles sont nés, reflète des dynamiques comparables à celles des transformations internes ayant donné naissance aux langues romanes à partir du latin vulgaire (Chaudenson 2001). Les créoles, loin d’être des entités marginales, doivent donc être reconnus comme des variétés modernes des langues indo-européennes. Les comparaisons structurelles révèlent des correspondances typologiques frappantes, notamment dans la morphologie simplifiée et les systèmes syntaxiques.
Les notions d’« endogénéité » et d’« exogénéité » développées par Chaudenson (1992) fournissent un cadre pertinent pour analyser les influences différentielles des substrats africains et des superstrats européens. Par exemple, les créoles des Antilles présentent des traits distincts en raison de leurs écologies spécifiques, tout comme le latin évoluait en fonction des substrats celtiques ou ibériques. Cette variation écologique éclaire les divergences structurelles même au sein des créoles français.
En rejetant les anciennes catégorisations raciales associées aux créoles, la linguistique moderne reconnaît désormais que le concept même de « langue » est largement déterminé par des facteurs socio-politiques. Ce constat est illustré par l’intercompréhension variable entre locuteurs de créoles différents, souvent similaire à celle entre les dialectes européens, comme les variétés d’arabe ou les langues scandinaves. Les distinctions entre langue et dialecte relèvent donc de conventions sociales plutôt que de critères strictement linguistiques.
Les créoles sont des témoins privilégiés de l’évolution linguistique sous contrainte de contact. Leur étude doit contribuer à démanteler les mythes liés à la pureté linguistique. En s’inscrivant dans la continuité de la pensée de Mufwene et DeGraff, cet article invite à redéfinir les approches génétiques en linguistique, intégrant pleinement le rôle des facteurs écologiques dans l’émergence des langues humaines. Une telle perspective enrichira non seulement la compréhension des créoles, mais aussi celle de la dynamique générale des langues.
Références bibliographiques
Chaudenson, R. (2001). Creolization of language and culture. Londres : Routledge.
DeGraff, M. (2003). Against creole exceptionalism. Language, 79, 391-410.
Mufwene, S. S. (2001). The ecology of language evolution. Cambridge: Cambridge University Press.
Mufwene, S. S. (2005). Créoles, écologie sociale, évolution linguistique. Paris : L’Harmattan.
Jocelyn Godson HÉRARD, Copywriter H-Translation